Brexit : une tragédie pour l’Europe

La nouvelle année commence tristement par le départ de nos amis britanniques. Certains s’en réjouissent bêtement, en s’imaginant que la construction européenne va pouvoir connaître un nouveau départ. Ce n’est pas mon cas.

Ce départ est une tragédie car il signe l’arrêt d’un processus initié après ce cataclysme qu’a été la seconde guerre mondiale. Tirant les leçons d’un siècle d’aveuglement nationaliste, de furie revancharde, de militarisme exacerbé, l’Europe venait de s’engager dans un chemin de réconciliation nouveau, inédit, jamais expérimenté dans aucune autre partie du monde. Six nations qui s’étaient violemment combattues pendant des siècles, dans un affrontement suicidaire et stérile, décidaient librement de remplacer l’affrontement par la coopération, la vengeance par la réconciliation, la zizanie et la haine par l’amitié et la solidarité, les divisions mortifères par une union créatrice de paix et d’harmonie.

Le Royaume Uni resta longtemps à l’écart de ce grand mouvement qu’il ne comprenait pas, refusant de coopérer avec l’Allemagne vaincue qui fraternisait avec une France qui avait été humiliée et avait, aux yeux des Britanniques, honteusement collaboré avec le vainqueur. Et s’il se résolut à entrer en 1973 dans ce qui n’était encore que la CEE, ce n’était pas par idéal, mais par intérêt : il fallait profiter du libre-échange ouvert par l’union douanière, et contrôler cette puissance en train de se développer de l’autre côté de la Manche pour qu’elle ne débouche pas sur des États-Unis d’Europe. « Un pied dedans, un pied dehors » fut la grande ligne directrice de cette participation à l’Europe pendant 43 ans, de 1973 à 2016. Pendant ces quarante-trois ans, on pouvait espérer que les Britanniques se feraient à cette idée d’une nation souveraine dans un grand ensemble de type confédéral seul à même d’affronter les défis gigantesques que représentent la mondialisation, la montée des appétits chinois, le revanchisme poutinien, la crise migratoire, la menace terroriste, le réchauffement climatique, et le retour universel du nationalisme sous sa forme la plus insidieuse : le populisme.

           La montée du nationalisme anglais

Un article de Télérama paru cette semaine, qui cite le prochain livre de Fintan O’Toole, critique littéraire et chroniqueur politique à l’Irish Times, vient éclairer cette décision aberrante qu’a été le Brexit. Comme l’a expliqué mon ami Clive Hole dès 2017 dans une remarquable conférence, les Anglais n’ont jamais pardonné aux Allemands les terribles bombardements de Londres en 1940, les V2 sur Coventry en 44, ni digéré l’effacement qu’a subi leur pays après la victoire de 1945. Ils ont eu le sentiment d’une immense ingratitude. On leur avait volé leur victoire. Leur glorieux empire avait disparu. Ils ne restaient qu’une petite île au large de l’Europe, ce continent qu’ils avaient dominé de leur diplomatie, leur industrie et leur commerce pendant des siècles et à qui ils avaient légué la démocratie. La crise de Suez en 1956, où les Etats-Unis imposèrent à la coalition anglo-française de se retirer du Canal qu’elle venait de reprendre à Nasser, fut un terrible révélateur de cet effacement. Humiliés, les Anglais n’avaient pas abdiqué leur fierté, voire un certain complexe de supériorité, et il leur appartenait de continuer à donner au monde l’exemple d’une démocratie fière, libre, généreuse – parfois trop jusqu’à la correction thatchérienne. Oui, mais voilà que cette fierté légitime se transforma peu à peu en nationalisme étroit, soupçonneux, voire xénophobe. Les vents mauvais du populisme, attisés par les infâmes tabloïds et les réseaux sociaux, manipulés en sous-main par Steve Bannon et ses sbires de Cambridge Analytica, encouragèrent cette mauvaise pente.

Les Anglais réalisèrent que les concessions faites aux Écossais, puis aux Irlandais lors de l’accord du Vendredi saint, avaient abouti à ce que les lois pour les Écossais soient faites à Édimbourg, pour les Irlandais du nord à Belfast, mais les lois pour les Anglais étaient votées par le Parlement de Westminster, c’est-à-dire britannique et non pas anglais. Fintan O’Toole décrit parfaitement cette montée d’un nationalisme purement anglais, au détriment du sentiment britannique. Il ne faut dès lors pas s’étonner que l’Europe unie soit vue par ces nationalistes anglais comme une menace, un empiétement sur leur souveraineté qui s’ajoute à tous les autres. Ce qui explique qu’à Sunderland près de Newcastle, la ville qui profite le plus avec Londres de l’appartenance à l’Union européenne du fait de l’implantation de l’usine Nissan, la plus grande usine automobile en Grande Bretagne, on ait voté à 62% pour le Brexit. Ce qui explique aussi que le Brexit a été un vote anglais (et gallois) et non pas britannique, les Irlandais et surtout les Écossais ayant voté massivement « remain ». Boris Johnson l’a parfaitement compris : peu importent les conséquences du Brexit. Il fallait que les Anglais aillent jusqu’au bout de leur choix, quoi qu’il puisse leur en coûter. Il en allait de leur fierté, de leur dignité, de leur liberté. Ils n’allaient pas se laisser dicter leur choix par ces financiers de la City, ou ces industriels et ces commerçants qui ne voyaient que leur intérêt mercantile.

Rule Britannia ! Rule the waves ! Même si ces vagues risquent d’entraîner le naufrage de l’économie britannique, et surtout l’éclatement du Royaume. L’Angleterre éternelle peut bien se passer du commerce européen : c’est sa survie en tant que nation fière et indépendante qui est en jeu. Ceci explique que les pêcheurs britanniques, qui vendent 75% de leur poisson en Europe (qui le leur revend après l’avoir transformé), aient voté massivement pour le Brexit, ou que les agriculteurs, qui vont cruellement souffrir de la fin des subventions européennes, aient eux aussi fait majoritairement le choix de la sortie. On peut admirer cet esprit d’indépendance, cette fierté de ne pas se laisser dicter ses choix par des puissances toujours vues comme étrangères si ce n’est hostiles. Il reste qu’aucun pays, même l’Angleterre, ne peut vivre isolé du reste du monde et de la mondialisation. Les règles du commerce mondial sont impitoyables. Et ce n’est pas l’Angleterre seule qui pourra les changer. Elle va durement les subir, comme elle va subir les oukases de Trump et les manœuvres chinoises.

          Le match ne fait que commencer

Et maintenant, que va-t-il se passer ? Tout nationalistes et fiers qu’ils soient, les Britanniques sont des pragmatiques. Ils vont donc essayer de récupérer dans les négociations qui s’ouvrent lundi les avantages dont ils jouissaient en tant que membres de l’Union. Les Européens n’ont aucun intérêt à laisser le Royaume Uni devenir un concurrent à leur porte. Et les Britanniques se priver du marché européen. Il est donc vraisemblable que les normes européennes vont rester en vigueur outre-manche, les droits de douane symboliques, et que l’Union et le Royaume Uni vont continuer à collaborer étroitement dans la lutte contre le terrorisme, la fraude commerciale, conforter leurs accords de défense et participer en sous-main à la définition des normes.

Mais en attendant, Boris Johnson va surtout tenter d’exploiter les divisions européennes, et de jouer les uns contre les autres, comme les Anglais l’ont toujours fait. Il va falloir à l’Union beaucoup de ténacité et de détermination pour éviter de se diviser sur l’avenir des relations avec le Royaume-Uni. Les élections de décembre l’ont montré : derrière le clown Boris se cache un redoutable tacticien qui a réussi à entraîner les Tories à faire bloc derrière lui et à laminer ses adversaires travaillistes et libéraux. Mais il va lui falloir montrer qu’au-delà de la tactique et du slogan « Get Brexit done« , il y a une véritable vision : quelle sera la place du Royaume-Uni dans le concert des nations ? Quelles seront ses relations avec l’Europe, les États-Unis, avec les pays du Golfe, avec la Chine et les anciennes colonies indiennes ? La fierté anglaise a été sauvegardée. Il reste maintenant à sauvegarder les intérêts britanniques. Ce ne sera pas le plus facile…

          Une catastrophe qui guette toute l’Europe

Gardons-nous de tout pronostic. Le Brexit n’a pas encore véritablement commencé. Ce n’est que fin 2020, voire bien plus tard, quand les nouveaux accords auront été signés, que l’on pourra vraiment voir quelle sera la relation entre l’Union et le Royaume Uni, et qui aura le plus perdu. Car il ne peut y avoir que des perdants. En attendant, cette sécession, ce traumatisme devrait nous alerter : l’esprit de division, que l’on perçoit au Royaume Uni mais aussi partout en Europe – Espagne, Belgique, Balkans, Italie et même Allemagne – menace non seulement l’unité de l’Union, mais aussi celle de chacun des États membres. Partout se répand l’idée funeste que l’on ferait mieux tout seuls, que nos intérêts sont de nous replier sur notre petite communauté, de plus en plus petite d’ailleurs parce que déjà de l’autre côté de la montagne ou de la rivière, « l’étranger guette ». Partout les réseaux sociaux entretiennent la haine, contribuent dramatiquement à la rupture du dialogue, chacun s’enfermant dans ses idées et ses préjugés, ne souhaitant plus parler qu’avec ceux qui partagent les mêmes convictions. De ce point de vue, le Brexit est déjà, pour le Royaume Uni, une catastrophe. Mais une catastrophe qui guette toute l’Europe.

 

Claude Bardot

 

Pour plus de contextualisation, voir sur ce point  l’excellente analyse de Theodore Zeldin dans la Croix du 31 janvier ainsi que l’article de Gabriel Grésillon publié le 30 janvier dans Les Echos : « Brexit : une négociation à haut risque débute« .