La victoire de Joe Biden réjouit très majoritairement les Européens, qui n’étaient que 11% à souhaiter que Donald Trump reste à la Maison Blanche. Mais si on peut espérer la fin des menaces et des sanctions imposées par Trump à l’Union, il serait illusoire de croire que les relations entre l’Union et les USA vont revenir au beau fixe – ce qui n’a d’ailleurs jamais vraiment été le cas, même au temps de la guerre froide. Du moins le président américain ne considérera-t-il plus l’Union comme un adversaire qu’il faut contrer, et l’Europe ne verra plus l’Amérique avec un œil inquiet. Comme le souligne Luc de Barochez dans le Point, « le président élu est le plus pro-européen qu’on puisse imaginer dans le paysage politique actuel. Il est l’héritier de la grande tradition internationaliste américaine. Il entend construire une alliance mondiale des démocraties pour faire pièce à l’expansionnisme de la Chine ».
Dès lors, on peut malheureusement craindre que l’Union en profite pour ne rien faire et continue à s’appuyer sur le bouclier américain pour sa défense, sur le dollar pour ses échanges commerciaux, sur les GAFAM pour assurer son développement dans les nouvelles technologies et sur la Californie pour lutter contre le réchauffement climatique. La considérable importance médiatique accordée en Europe à cette élection, qui contraste singulièrement avec la couverture en 2019 par les médias de l’élection du Parlement européen et de la nomination de la nouvelle Commission, montre à quel point nous nous considérons encore comme dépendants des USA. Certes, Biden a promis qu’il réintégrerait l’accord de Paris sur le climat. Mais de fait, cela risque fort de rester au niveau symbolique. Pour ne pas heurter les électeurs de Pennsylvanie, grosse productrice de gaz et de pétrole de schiste, état-clé de ces élections, Biden a multiplié les concessions : non, il ne s’opposera pas aux forages de gaz de schiste, même s’il ne les favorise pas. L’ère Trump a profondément modifié l’état d’esprit des Américains et l’état du monde. Même si Biden renoue des relations plus apaisées avec l’Europe, c’est l’Asie et plus particulièrement la Chine qui vont mobiliser l’attention des USA pour des années. D’autant que démocrates et républicains sont d’accord pour continuer sur un mode moins théâtral mais plus efficace la politique initiée par Trump. Le président sortant avait menacé de quitter l’OTAN si les Européens ne revoyaient pas à la hausse leur contribution. Mais cette politique avait été engagée par Obama, certes sur un mode plus diplomatique, et il est clair que les USA ne pourront ni ne voudront continuer à supporter la plus grosse part des dépenses militaires qui assurent la sécurité de l’Europe. C’est à elle de prendre sa défense en charge, et non à une Amérique qui regarde ailleurs, et notamment en mer de Chine où la pression envers Taiwan est à son paroxysme. Comme c’est à l’Europe de reprendre le flambeau de la défense des droits de l’homme et du respect des règles internationales dans les institutions mises à mal ou carrément délaissées par Trump, ouvrant grand la porte à la Chine qui s’y est engouffrée. Même si Trump doit quitter la Maison Blanche, le trumpisme ne va pas s’éteindre. Et il est vraisemblable que sans la crise sanitaire, Trump aurait été réélu. Ces élections montrent que l’élection de 2016 n’était pas un accident mais l’aboutissement d’une évolution profonde et durable de la société américaine. Il serait grand temps que l’Union, enfermée dans ses petites querelles de souveraineté et d’égo en prenne la mesure. Comme le rappelle Luc de Barochez dans l’article cité ci-dessus, Joe Biden ne prendra l’Union européenne au sérieux que si elle agit de façon cohérente et résolue. Sinon, il ne traitera qu’avec l’Allemagne. Et l’Europe ne sera plus un partenaire mais un terrain d’affrontement entre les États-Unis et la Chine.
Voir l’analyse du vote américain par Gérard Grunberg sur le site Telos
Voir l’entretien de la Croix avec Pierre Verluise, docteur en géopolitique et fondateur de Diploweb.com : Avec Biden, les Européens risquent de s’endormir
La victoire de Joe Biden a un autre effet pour l’Europe : elle prouve que le triomphe du national populisme n’est pas une fatalité. Les champions de la « démocratie illibérale » en Europe l’ont bien compris et se sont abstenus pour le moment de féliciter Biden. Mais celui qui a le plus de souci à se faire est probablement Boris Johnson. Biden, lors de sa campagne, a mis en garde le Royaume Uni : il ne signera aucun accord commercial si une frontière dure est rétablie entre les deux Irlande, mettant en péril l’accord du Vendredi Saint de 1998. On peut espérer que ce changement de style et de politique outre-Atlantique facilitera la signature d’un accord entre le Royaume Uni et l’Union avant la fin de l’année. Il semble d’ailleurs que les négociations avancent; un accord sur la pêche est en vue, qui ménagerait la souveraineté britannique sur ses zones maritimes tout en permettant aux pêcheurs européens de venir y pêcher dans des conditions précises.
Immigration et terrorisme : Orban avait-il raison ?
C’est ce que prétendent un nombre croissant d’Européens, choqués par la recrudescence du terrorisme partout en Europe. Le fait que l’auteur de l’attentat contre Samuel Paty soit arrivé tout fraîchement de Lampedusa, où sa demande d’immigration avait été refusée mais qui avait été laissé libre de rester en Italie et donc de fait en Europe, met en évidence les failles béantes de la politique européenne d’immigration. Elle souligne aussi cruellement l’absence de coordination et même de cohérence au sein de l’Union. Comme je l’ai précédemment souligné, ce refus de coordination et d’une politique d’asile commune rend impraticable la libre circulation dans l’espace Schengen. On ne peut pas dire, comme Orban, « Je ne veux pas de musulmans en Hongrie » et prétendre en même temps, rester dans l’espace Schengen avec tous les avantages qui y sont liés. Ou bien l’Union se dote d’une politique d’immigration coordonnée, avec des règles identiques dans tous les pays de l’Union, comme le souhaite Ursula von der Leyen, politique qu’ont refusée les pays de l’est européen au nom de la sacro-sainte souveraineté, ou bien on continuera à voir arriver chez nous des immigrés accueillis par les pays du sud, qui se retrouveront dans la nature parce qu’on aura refusé d’avoir un système d’accueil et d’orientation efficace, cohérent et fiable.
Voir l’excellent article d’Emmanuel Berretta dans le Point : Terrorisme : les petites leçons d’Orban à l’Europe occidentale
Le président Macron a exprimé récemment sa volonté de « réformer l’espace Schengen ». Cela semble difficile : d’abord, on ne réforme pas seul un accord conclu à 26. Ensuite, Schengen est un ensemble de dispositions cohérentes, qui ont fait l’objet d’ajustements successifs depuis 1985 puis de leur intégration dans le traité de Lisbonne de 2008 et qu’il est difficile de changer : soit on rétablit le contrôle aux frontières intérieures, ce qui serait sa négation et une insupportable régression, soit on le laisse en l’état, d’ailleurs peu satisfaisant, puisque cette circulation intérieure est actuellement limitée, nombre d’Etats membres dont la France et l’Allemagne ayant d’ores et déjà rétabli des contrôles, par application de l’article 2(2) qui permet à un État de suspendre temporairement la libre circulation en cas d’urgence pour la sécurité nationale. La seule solution praticable est celle vers laquelle l’Union s’est déjà engagée, qui consiste à renforcer les contrôles extérieurs à l’Union, et notamment Frontex, qui doit être doté de 10 000 hommes supplémentaires d’ici à 2027 et son budget 2021-2027 porté à 5 148 M€, une somme jugée très insuffisante par Nathalie Colin-Oesterlé, eurodéputée membre de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures au parlement européen. Mais il faudra surtout que les États membres harmonisent leur droit d’asile et leur politique de sélection des candidats à l’immigration, ce qui est très loin d’être le cas, et se mettent d’accord sur la répartition et l’accueil des réfugiés qui auront passé les contrôles. Le maire de Nice demande la suspension de la libre circulation. On comprend son émotion. Mais les frontières sont déjà contrôlées. Et rien n’empêchera jamais un terroriste de passer à travers une frontière, à moins de créer un « rideau de fer » comme l’a connu l’Europe de l’Est communiste.
Etat de droit : bras de fer entre l’Union et la Pologne-Hongrie
La Hongrie d’Orban et la Pologne de Kaczynski bloquent le processus de validation du plan d’urgence adopté par le Conseil en juillet dernier et du budget 2021-2027. Elles ne veulent pas que les manquements à l’état de droit puissent être sanctionnés par une suspension des aides dans le cadre de ce plan. Or non seulement ce plan permettrait de soulager les économies européennes sinistrées par la crise sanitaire, mais le projet de budget européen dans lequel cette aide est incluse a été revu à la hausse de 15% par le Parlement européen et ce budget prévoit, pour la toute première fois, des ressources propres de l’Union. Il n’est donc pas question que l’Union soit bloquée par les deux tenants de la « démocratie illibérale ».
Lire l’article très éclairant d’Emmanuel Berretta dans le Point, qui montre bien les difficultés que rencontrerait l’application de sanctions.
Il faut toutefois ne pas s’inquiéter : Orban et Kaczynski finiront par donner leur accord : on ne peut pas refuser une telle manne et encourir la vindicte des 25 autres pays membres, qui attendent ces fonds avec impatience. Mais que les autocrates le sachent : ils ne pourront plus bafouer impunément l’état de droit comme ils le font actuellement. L’Europe n’est pas seulement un marché. Elle est, comme l’a rappelé à cette occasion le Parlement européen, une communauté de peuples qui défendent des valeurs démocratiques fondées sur l’état de droit.
Je vous invite pour terminer à lire l’interview de l’eurodéputé « Renew » Stéphane Séjourné par Emmanuel Berretta, qui fait un point très complet sur l’ensemble de ces questions