La convivance : une impulsion européenne pour les prochaines élections municipales françaises.

Nos leaders politiques avancent, pour les convaincre, le projet d’une Europe qui protège. Est-ce suffisant ? Je crains que non.

Le thème de la conférence inaugurale de notre campagne pour l’élection des parlementaires européens, tenue par François Goulard, Président du conseil départemental du Morbihan, était : «Une Europe plus que jamais nécessaire».

Si pour nous, militants du Mouvement Européen, cela va de soi, en est-il de même pour nos compatriotes ?

Nos leaders politiques avancent, pour les convaincre, le projet d’une Europe qui protège.

Est-ce suffisant ? Je crains que non. Il faudrait d’abord convaincre tous les citoyens européens, ce qui n’est pas acquis avec le sous-entendu étatique et centralisé de cette vision très franco-française de la protection. À l’ouest, nos voisins anglo-saxons n’ont pas cette culture tandis qu’à l’est, nos voisins latins ont une expérience différente de la construction étatique.

Ensuite,  les français  sont encore attachés à leur modèle de protection et ne lâcheront pas facilement la «proie pour l’ombre», que ce soit dans les domaines régaliens (la défense notamment) ou les domaines sociaux malgré la crise de confiance actuelle et cela d’autant plus que l’articulation entre nation et l’union Européenne (UE) n’est pas claire dans tous les esprits .

En effet, la société française est actuellement caractérisée par une très forte défiance institutionnelle, dont le mouvement des gilets jaunes est l’acmé, malgré un constat largement partagé de l’urgence environnementale,mais également de revendication de plus d’Etat.

Les français semblent tétanisés par la peur de la mondialisation/modernisation, imputée en partie à la construction européenne, qui lamine petit à petit l’Etat-providence .

Nous avons longtemps su conjuguer le «bonheur public et le bonheur privé» ce que Mona Ozouf synthétisait, avec son sens de la formule habituel, en «organisation jacobine (de l’Etat) et vie girondine (locale)». l’Etat-providence compensait les défaillances de revenus et la famille,  s’occupait de l’éducation des enfants, de l’aide aux personnes âgées et handicapées, de tous ces «attachements» du quotidien où le «local» était convivial et complémentaire.

Désormais les français ont conscience des failles : ils deviennent multi-aidants (enfants adultes au chômage et parents âgés ), ils voient les inégalités sociales perdurer voire empirer faute d’une école réellement émancipatrice pour tous.

Par exemple, l’incapacité des gouvernements successifs à développer un service public de la « petite enfance »  et à résoudre la problématique de la dépendance à domicile ou en établissement a été aggravée par l’accès à la défiscalisation des coûts des services à la personne dans les domaines des personnes âgées et handicapées ainsi que de la petite enfance captée majoritairement par les classes aisées en raison du reste à charge.

Autre exemple : La France, bon élève de Europe s’agissant de l’espérance de vie à la naissance occupe cependant un rang médiocre quand il s’agit de l’espérance de vie en bonne santé, sous la moyenne européenne. Si le premier critère montre une convergence entre la France et la Suède, l’espérance de vie en bonne santé , elle, voit un écart de 10 ans se creuser entre les deux pays. La «prévention» est la grande oubliée de la sécurité sociale, essentiellement curative. Le département, supposé chef de file de l’aide sociale, en est prétendument chargé sans lui donner ni les moyens financiers ni l’autorité politique.

Ces échecs sont l’illustration d’une décentralisation inachevée qu’une série de recettes (contractualisation, coordination, partenariat, coproduction, territorialisation, secret partagé…) tente vainement de pallier, faute de clarté sur les enjeux .

Le cadre général de l’organisation des pouvoirs ne varie guère que ce soit sur le plan financier ou sur le plan organique sauf si l’on considère l’interdiction du cumul des mandats comme le départ d’une véritable altérité par rapport à l’Etat.

Les français sont conscients d’une crise du modèle français pris en tenaille entre un modèle social qui s’épuise et un corporatisme sectoriel à la fois étatiste et décentralisé où le local paye le prix fort, notamment en milieu rural.

Désormais, L’UE s’impose. Les dernières élections européennes ont montré que les citoyens ont la conviction que le vieux continent sera la seule en mesure de faire face à l’urgence environnementale dans toutes ses dimensions que ce soit en matière de toxicité, d’épidémies, de «malbouffe» et d’agriculture, tous ses sujets dépassent les frontières physiques. D’autres domaines sont bien sûr concernés également : la défense, immigration, commerce…)

Certes, elle s’impose aussi à contrecœur tant celle-ci, après l’engouement pour la paix, apparaît comme un ensemble de marché commun fortement imprégné de néo libéralisme anglo-saxon où la compétition prend le pas sur la cohésion. Cependant, la forte déception française (malheur public et malheur privé) et ce fatalisme européen peuvent être transformés en opportunité.

En 2010, Martine Aubry, dirigeante socialiste, proposait rien de moins que le passage à une société du «soin» fortement et explicitement inspirée de la société du «care» prônée par Tony Blair (En anglais : «prendre soin»).

Les mouvements d’indépendance à l’égard des institutions politiques et syndicales se sont multiplié depuis 1968 mais le mouvement des gilets jaunes a le mérite de clarifier deux tendances latentes. En premier lieu, la recherche d’un ancrage local est puissante, dépassant les identités sociales habituelles. En second lieu, on constate une inversion de la démarche habituelle de construction du politique. Les idées ne préexistent pas, elles sont le fruit des échanges, des médiations entre des personnes rassemblées physiquement en un même lieu, en communauté (avec le risque de se perdre dans l’inefficacité).

Le rapprochement entre les futures élections municipales en France et dans l’Union Européenne (UE) n’est pas vraiment spontané dans l’esprit de nos concitoyens et pourtant un regard approfondi sur l’état de notre société en relation avec l’UE conjugué à ces attentes de «local» et cette disponibilité pour des idées à construire en commun révèlent la nécessité d’une évolution que des changements d’approche dans nos communes peuvent initier immédiatement sans réforme constitutionnelle ni même législative ou réglementaire. Les cadres institutionnels actuels le permettent.

Pascal Lamy, fin connaisseur de l’Europe et du monde, dénonce un dualisme où les passions seraient du côté des nations et la raison ainsi que l’efficacité du côté de l’Europe en plaidant pour une démarche anthropologique de « prise au sérieux des différences (entre les peuples) qui permette, par leur compréhension, d’accéder à une reconnaissance de ce qui nous rassemble en tant qu’européens».

Le problème est que si les anglo-saxons ont d’emblée su conjuguer les passions et les émotions avec la rationalité économique et la démocratie politique en faisant confiance à l’individu et à la «main invisible du marché» constituant ainsi un «capital» vainqueur en occident, ils ont ajouté dans les années 1930 la nécessité de reprendre en main les sociétés par le contrôle du comportement des individus via un État réformateur (Walter Lippmann). Cela faisant naître le néolibéralisme et ses impasses écologiques et sociales et donc le risque de susciter les solutions peu amènes:«démocrature» (Marc Lazar), voire l’illibéralisme ou les dictatures.

Barbara Stiegler (2) se demande  «comment pouvions-nous d’un côté, en tant qu’européens, ériger une frontière hermétique entre le biologique et le politique et de l’autre, reconduire sans réfléchir et comme les américains l’injonction permanente à l’évolution, à la compétition et à l’adaptation ?» (sous-entendu au darwinisme biologique devenu politique économique).

Toute la construction de la société, notamment occidentale, s’est effectuée dans le cadre de la séparation femme/homme : la femme étant vouée à la reproduction et à son destin corporel, naturel, biologique et l’homme à la politique par son esprit et sa culture.

La vie a toujours été prise entre deux significations : le vivant (la vie biologique) et le vécu (la vie biographique). La vie biologique, commune aux êtres humains, aux animaux et aux plantes tend désormais à rivaliser la dimension biographique qui, par le progrès politique, technologique et économique projetait l’individu dans une émancipation continue. Les débats sur l’avortement, l’euthanasie et sur la PMA/GPA témoignent que nous sommes désormais de plus en plus attachés à notre créativité et/ou à notre vulnérabilité corporelle, donc à notre vie au sens biologique. On parle aujourd’hui d’une «biologie de l’esprit» dans une relation entre le fonctionnement du cerveau et le comportement de l’individu.

Jacques Donzelot, sociologue expert en politique urbaine, opposait l’approche américaine (anglo-saxonne) à l’approche française de la politique de la ville(4) : «plutôt que de remettre les gens en mouvement (comme les anglo-saxons), nous préférons refaire la ville sur place». D’un côté le vitalisme social, vision libérale de confiance dans le capital social de chacun (au risque du darwinisme néo-libéral et ses impasses) dans un cadre communautaire local, de l’autre la socialisation de la vie, vision républicaine de confiance dans la capacité politique, donc étatique, à construire une société juste dans le cadre d’une magistrature sociale et verticale des institutions. Nous revenons aux mêmes «recettes» évoquées précédemment : proximité, coproduction, mixité sociale … et le mêmes impasses.

Il est donc nécessaire de dépasser ces frontières (d’ailleurs plus morales que réelles) entre deux visions et les conjuguer dans une démarche européenne de convergence. L’efficacité n’est pas plus du côté de l’Union Européenne que les passions le sont du côté des nations sauf sil’on accepte que l’efficacité détruise la Terre et que les passions conduisent au nationalisme.

 

Pour un care à la française : la convivance.

 

«Le soin est un humanisme»  Cynthia Fleury (5)

La santé, au delà de la médecine, a une dimension politique au plus près des individus, dans une considération simultanée de leurs fragilités et de leurs potentialités. Les anglo-saxons ont pour cela conceptualisé autour du care. Nous avons en France la convivance, mot que l’Académie française a reconnu en 2004 sur proposition de l’association «Pro Europae Unitate» pour désigner, selon la philosophe Corinne Pelluchon, la capacité «le désir, le plaisir qu’il y a à vivre ensemble, les uns avec les autres et pas seulement les uns à coté des autres».

C’est pourquoi, les collectivités locales françaises peuvent devenir le siège idéal d’une convivance  pour sortir de l’opposition entre le communautaire (à l’anglo-saxonne) et le local-étatiste (à la française) sous réserve d’évolutions dans notre approche du «local» et du «soin» , en conjuguant nos acquis aux apports extérieurs.

La question de la définition du «local» est cruciale. Il faut sortir de la focalisation administrative française sur le «bassin de vie». En effet les habitants s’approprient l’espace selon leur situation familiale, leur catégorie sociale, leur âge. Martin Vanier, géographe et professeur à l’université de Grenoble disait (6): «parcours, trajets, sociabilité[…] tout cela combine en permanence mobilité et sédentarité […] Passons enfin de la France des bassins de vie à la France des réseaux de vie».

Il faut cependant s’entendre sur la définition du mot «réseaux» tant ce terme est ambigu. Une première définition se réfère à des réseaux techniques : réseau électrique, ferroviaire, routier, internet … Une seconde est utilisée en sociologie des organisations pour distinguer les associations informelles entre personnes des marchés et des institutions étatiques.

Ces deux premières définitions peuvent se conjuguer pour devenir un mode d’organisation privilégié grâce à la portée même des technologies de l’information au risque de se fondre dans le paysage global soit de l’Etat soit du marché (cf «le nouvel esprit du capitalisme» de Boltanski et Chiapello).

Une troisième définition, dont Bruno Latour est l’initiateur, fait référence à une chaîne d’action circulaire où chaque participant n’est plus seulement un intermédiaire qualifié selon sa position (citoyen, patient, professionnel, aidant, élu …) mais devient médiateur enrichissant et transformant ainsi à chaque connexion le produit jamais fini es relations en cours et de ses «attachements».

Donner un potentiel social et politique aux relations d’interdépendance entre les soignés et les accompagnants au sens large (aidants, médecins, infirmiers, auxiliaires de vie, aide-soignants, psychologues, kinésithérapeutes…) dans une dynamique de réseaux de vie valorise les dimensions sensibles et réelles de la démocratie. Le réseau est l’application technique de la convivance.

  • Cette transformation modifie considérablement les réalités et les représentations:

-Pour le patient et pour l’aidant, qui peut aujourd’hui séparer un malade chronique du citoyen ordinaire? Quel est le challenge de la société française dans les domaines de l’âge et du handicap si ce n’est cette accession également à la citoyenneté ordinaire ? Thierry Calvat et Édouard de Hennezel rappellent, au nom du Cercle Vulnérabilités et société, que les aidants, au nombre de dix millions dont 500000 enfants aidants de leur parent, de leur frère ou sœur handicapé , ne sont pas «des corps exclusivement souffrants ou victimisés»alors que cette «fragilité consentie» fait d’eux «des agents agissant» ayant la «capacité à produire le monde demain» et que «l’une des clés du succès des futures politiques publiques réside avant tout dans la capacité à produire de la médiation de proximité, sur le terrain».

Les médiations actuellement privilégiées sont souvent intellectuelles ou politiques et donc réservés à une élite que les contestations récentes ont mises en cause. Leur élimination est évidemment inenvisageable, sauf pour les démagogues, en revanche, l’accession du plus grand nombre à cette fonction, revendiquée (cf supra gilets jaunes), est tout à fait envisageable  au niveau local par le biais de la dynamique de réseau.

Pour les professionnels . A l’épuisement, à l’absence de reconnaissance, à la concurrence future des robots, Étienne Klein oppose le «corps à corps par une inter-dépendance qui profite à chaque partie et par une relation de réciprocité que tous construisent ensemble dans leurs regards respectifs et dans leurs échanges parlés»(7) .

Pour l’élu local, trop souvent considéré comme un assistant social de dernier recours par les habitants ou comme un auxiliaire de l’Etat par le pouvoir étatique, il est pourtant le représentant institutionnel le plus préservé dans la grande défiance des français à l’égard des institutions en général.

Récemment, la polémique sur les arrêtés anti-pesticides témoignent de cette articulation nécessaire entre le «prendre soin» des administrés et le politique via ce «care à la française» pour sortir de cette vision étroite du maire auxiliaire de l’administré ou de l’administration.

En outre, Michel Serres , déplorait la méconnaissance par les élites des nouvelles technologies de communications ayant conduit à la déconnexion avec les gens. Les réseaux sont une application in situ des nouvelles technologies de communication.

Nous avons une expérience des réseaux de santé mais, livrés à eux-mêmes, ils n’ont pas convaincu. Ils sont aujourd’hui «récupérés» (voir en annexe 2  la synthèse du «guide des réseaux de santé» de la Direction Générale de l’offre de soins ) pour constituer un appui à la coordination des acteurs qu’ils soient libéraux, hospitaliers ou médico-sociaux en considérant que chaque professionnel deviendra lui-même «spontanément» coordinateur des soins. C’est en tout état de cause très réducteur et de toute façon très en deçà de cette pratique médiatrice sans préjudice de la résistance des professionnels à aller au delà de la vision de leur métier. Ils restent une recette technique habituelle de coordination qui ne prendra pas plus que les autres fois faute d’accéder à la dimension de médiation, de convivance.

Seule une approche locale, globale et accompagnée (communautaire au sens de mise en commun)  permettra de réussir.

Comment agir dans les collectivités locales?

La ville est à la fois un territoire mais aussi un lieu de médiation politique et sociale. En effet, plutôt que se limiter à l’action territorialisée dépendant d’un système complexe national/départemental elle peut devenir ce porteur de médiations en lien avec les acteurs de terrain.

Les attachements de chacun sont concrets et variables selon les thématiques ainsi que dans le temps et dans l’espace. Mais une chose est sûre : les attachements sont très locaux pour ce qui concerne les 0-15 ans et les plus de 75 ans. C’est donc d’abord dans ces deux ages dans la thématique de la santé au sens large (neuro-amélioration, lien corps-esprit, compétence sociale…) mais également chaque fois que les professionnels de santé et médico-sociaux le souhaiteront que, demain, les collectivités locales, «magistratures sociales  horizontales», communautaires et républicaines, peuvent utilement et efficacement agir. (voir également le rapport de la mission d’évaluation de l’accès aux services publics dans les territoires ruraux – Assemblée Nationale octobre 2019)

Il s’agira de faciliter, de promouvoir et d’accompagner techniquement (sociologie des organisations,technologies de la communication…) dans chaque lieu de vie de ces personnes que sont les crèches et leurs succédanés (micro-crèches,MAM ..), les maisons de santé , de seniors,de sport et santé, les groupements d’entraide pour les malades psychiques, les centres sociaux, de quartier, tous dépendants des communes, la dynamique de réseaux de médiateurs, toujours avec le souci de l’accession à la citoyenneté par le biais de ce rapport à la vie, en relation de médiation, avec leurs accompagnants.

Les communes (et/ou intercommunalités) ont une compétence clé dans l’accompagnement des politiques publiques de demain et surtout sont en mesure de répondre aux défis posés par l’évolution des comportements et des attentes des personnes dans la société actuelle. En effet celles-ci exigeront tout à la fois une démocratie participative (donc de la citoyenneté active) en complément de la démocratie représentative ,une démocratie du «réel» et du lien entre le local et l’Europe.

Sans négliger la dimension macro-économique indispensable à l’accompagnement des politiques publiques, ce lien Europe-local se reconstituera par la base locale et les attachements concrets à la vie, repérables et maîtrisables localement .

Formulons le vœu que cette approche contribuerait à la reconfiguration et à la convergence progressive des politiques publiques françaises et au sein de l’UE.

Michel Ferron, ancien élu municipal et départemental, Président de la Maison de l’Europe de la Mayenne; signait un «point de vue» (8) rapprochant l’intercommunalité de la construction européenne sous forme de partage coopératif de la fonction municipale .

Que ce soit l’intermédiation au sein des réseaux de vie, la coopération des élus municipaux au sein des intercommunalités, la coopération des nations au sein de l’union européenne il s’agit de la même «convivance». N’y a-t-il pas là une façon de cesser nos querelles sur le «communautarisme» ? Et quelle belle histoire de ce mot qui est né sous les cieux latin (cum vivere), revenu en France via l’Europe pour promouvoir la vie au delà de l’individu, cette citoyenneté qu’il faut toujours défendre.

 

(1) Clément Carbonnier et Nathalie Morel – la république des idées

(2 le Monde du 20 juillet 2019

(3)«la vie» au Seuil

(4) , revue «esprit» novembre 2005

(5)«le soin est un humanisme» tracts, Gallimard

(6) Le Monde du 18 février 2015

(7)«sauvons le progrès» édition de l’Aube

(8)Ouest France du 12 septembre 2019

 

Christian Tabiasco

Président du Mouvement Européen Morbihan