« America first » ! Ce slogan maintes fois répété par Donald Trump pourrait servir d’antienne à nombre de chefs d’Etat en changeant America pour le nom de leur pays. Partout dans le monde, le nationalisme revient en force. Partout, les intérêts nationaux ne se contentent pas de primer sur le bien commun de l’humanité ; ils deviennent l’objectif unique des chefs d’Etat. Les exemples ne se comptent plus : de Trump à Bolsonaro, en passant par Salvini, Poutine, Xi Jinping, Kim Jong Un ou Erdogan, partout la glorification de la nation est élevée au rang de doctrine absolue. On déchire les accords anciens. On dénigre les organisations internationales. On refuse d’accueillir le moindre réfugié. On conteste l’urgence climatique et on se retire de l’accord de Paris ou on ne l’applique pas. Les anciennes gloires nationales deviennent les références auxquelles les chefs d’Etat tentent de ressembler, même si elles sont fort contestables : Salvini cultive la nostalgie mussolinienne. Bolsonaro glorifie les généraux de sinistre mémoire. Poutine se voit en un nouveau Pierre le Grand. Erdogan se rêve en Mehmet II, le vainqueur de Byzance et veut ressusciter l’Empire ottoman. Xi Jinping se prend pour le digne successeur de Mao. Il n’est pas jusqu’à Boris Johnson, le dernier arrivé sur la liste, qui se prend pour un nouveau Churchill (qui, lui, était un vrai démocrate).
Ces dangereux autocrates ne se voient pas seulement en défenseurs des intérêts de leur nation. Ils veulent restaurer sa gloire antique – ou celle que la légende dorée a transmise jusqu’à notre époque. Et bien souvent, cette gloire consistait à dominer le monde, ou une partie du monde, en général par la force, soit de leurs armes, soit de leur économie et surtout de leur finance. Et il est évident que les accords internationaux et les organisations internationales sont vues comme un obstacle à cette restauration de leur antique prestige. L’ONU redevient un « machin » coûteux et inutile. L’Organisation mondiale du Commerce (OMC) une source de contraintes insupportables. Mais le pompon revient évidemment à l’Union européenne, qualifiée tout à tour de prison, d’oppresseur de la liberté des peuples, de broyeur des indépendances nationales, la Commission étant décrite comme un insupportable garde-chiourme et un étouffoir de la démocratie. Bien entendu, les peuples sont souvent prêts à soutenir ces idées, la complexité des institutions, du droit international et des accords multilatéraux ne favorisant pas une adhésion des citoyens. De plus, l’idée simpliste mais fausse que dans un accord international, il y a forcément un gagnant et un perdant est fort répandue. Les négociateurs sont inévitablement soupçonnés d’avoir partie liée à tel ou tel lobby et de défendre les intérêts de la « phynance » au détriment de celui des peuples.
On ne s’étonnait guère que des pays comme la Russie, la Chine ou la Corée du Nord, qui n’ont jamais connu de vrai régime démocratique, soient dirigés par des autocrates bon teint. L’arrivée de Donald Trump à la présidence des USA change la donne : un pays aux traditions démocratiques solidement ancrées peut accoucher d’un autocrate borné qui n’a d’autre souci que sa réélection.Son style, ses idées primaires et simplistes servent de modèle et de justification à quantité d’autres potentats qui foulent aux pieds les accords internationaux, la constitution de leur pays, les règles essentielles de la diplomatie, et finalement les libertés de leur peuple. Dernier en date dans un pays qui était resté jusqu’à présent le parangon de toute démocratie : le Royaume Uni, où Boris Johnson vient de décider qu’il se passerait de l’avis des députés et tente un coup de force pour faire passer sa propre vision du Brexit, tout obnubilé qu’il est par la restauration d’une « souveraineté nationale » bien illusoire.
Mais parmi tous les nouveaux despotes, s’il en est un qui coche toutes les cases, c’est bien Jaïr Bolsonaro. Par sa brutalité, sa bêtise, son égoïsme, son mépris pour tout ce qui ne vient pas de lui, son népotisme, le nouveau président brésilien est la caricature de ces nouveaux chefs d’Etat issus du populisme nourri par les réseaux sociaux. Tous prétendent défendre les intérêts de leur pays, alors qu’ils ne défendent que leur intérêt propre. Mais, comme on peut le voir avec le Brésil, ils entraînent leur pays vers l’isolement diplomatique, la mise au ban de la communauté internationale et, à terme, le naufrage économique…
Car ils oublient un principe fondamental, comme Donald Trump est en tain petit à petit de le réaliser : on ne gagne rien à se confronter aux autres nations dans un face à face stérile et dangereux, dans lequel chacun monte sur ses ergots et fait de la surenchère. C’est par la coopération, le dialogue, les accords commerciaux ou culturels, le développement coordonné, que l’on construit la prospérité et l’avenir de sa nation.Un article de Pierre-Antoine Delhommais dans le Point le rappelait récemment : la mondialisation et la coopération internationale ont permis de faire baisser la misère dans le monde de façon spectaculaire : en moins de quarante ans, l’analphabétisme dans le monde a reculé de moitié (1).
Un autre trait commun caractérise tous ces despotes : le mépris de l’environnement. La Sibérie brûle ? Poutine n’en a cure, jusqu’à ce que la fumée commence à rendre l’air de certaines villes de Russie de l’Est irrespirable et que la population proteste. Les cyclones ravagent le sud des USA ? Trump va verser une larme de crocodile sur la Louisiane dévastée, puis retournera jouer au golf et continuera à dauber sur l’accord de Paris. Là encore, la palme revient à Bolsonaro, qui, par ses encouragements à la déforestation, a mis le feu à l’Amazonie. Le charbon empoisonne l’air et les rivières de Pologne ? Le président Duda déclare que la Pologne est souveraine et continuera à exploiter son charbon et à produire 60% de son électricité dans des centrales à charbon, quoi qu’en pensent et qu’en disent la Commission et les autres pays membres de l’UE. Le mépris de l‘environnement va d’ailleurs de pair avec le mépris du droit et des libertés publiques, comme on peut le voir en Pologne ou en Hongrie, mais aussi en Biélorussie et dans tant d’autres « démocratures ».
Il ne faut pas se voiler la face : partout où des régimes nationalistes sont en place, la démocratie est menacée et les conflits réapparaissent. Ces conflits restent, pour le moment, essentiellement économiques et commerciaux. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le risque n’est plus imaginaire de voir un de ces despotes se lancer dans un conflit militaire, comme on le voit déjà au Yémen et dans le Golfe persique. Demain, la Chine de Xi Jinping, lasse de voir Donald Trump lui barrer la route commerciale, peut très bien se lancer dans un conflit ouvert pour récupérer Taïwan dans son giron. Et Erdogan pourrait vouloir redorer son blason bien décrépit après son échec à Istanbul en lançant une opération vers le Kurdistan syrien, comme Poutine l‘a fait avec la Crimée et rêve encore de le faire avec l’Ukraine et les Pays baltes. Quant aux nationalistes japonais, ils n’hésitent pas à demander que le Japon récupère les Kouriles du sud, « même s’il faut pour cela une guerre ». Sans oublier l’Inde de Modi, qui rallume le conflit sur le Cachemire avec le Pakistan. Tous ces va-t-en guerre finalement jouent contre les intérêts de leur pays, comme le montre le front anti-Bolsonaro qui monte partout dans le monde et même parmi les responsables économiques brésiliens.
Oui, penserez-vous, mais nous en Europe sommes à l’abri de tels conflits. Rien n’est moins sûr. On voit déjà que le nationalisme britannique réveillé par le Brexit risque de rallumer la guerre en Irlande. Et la montée de l’AfD dans les länder allemands de l’Est ne carbure pas qu’à la lutte contre les migrants : c’est le vieil esprit militariste allemand qui se réveille. « Deutschland über alles » (2) l’équivalent allemand de « America First ! » François Mitterrand nous avait pourtant prévenus : « le nationalisme, c’est la guerre », avait-il déclaré lors de son dernier discours le 17 janvier 1995 devant le Parlement européen. Tous ceux qui clament, comme Marion Maréchal et tous ces autocrates populistes, « Mon pays d’abord » ne se rendent pas compte qu’ils alimentent la machine à conflits.
L’Europe s’est construite sur une idée diamétralement opposée : pour que la paix s’enracine dans ce continent dévasté par des siècles de guerre, il faut que chaque pays se sente solidaire des autres. On ne peut pas faire son bonheur tout seul, en ignorant les autres, et encore moins en leur marchant sur les pieds. C’est ensemble qu’on peut résoudre les problèmes complexes du monde moderne. C’est ensemble qu’on avance, dans le dialogue, la coopération, l’assistance mutuelle. Les « fonds structurels européens » n’ont pas d’autre raison d’être. Ils ont permis aux pays de l’Est, libérés du joug soviétique, de rattraper les pays de l’Ouest, même si, pour plusieurs comme la Bulgarie et la Roumanie, c’est encore loin d’être acquis. Le revenu par habitant en Pologne a triplé depuis l’entrée de ce pays dans l’Union. Tous les pays de l’Union ont profité de cette croissance, et pas seulement les pays de l’Est. C’est ce que n’ont pas compris les Brexiters, et tous les populistes européens qui votent massivement pour des autocrates qui ne savent qu’attiser le sentiment national pour conforter leur ego et menacent ainsi la paix mondiale. L’Union de l’Europe nous a apporté une paix et une prospérité durables. Qu’elle vole en éclat sous les coups du populisme-nationalisme, et les conflits ne seraient pas longs à ressurgir, comme on risque de le voir en Irlande. Trump sera peut-être réélu. Mais l’histoire retiendra de lui qu’il a durablement abîmé l’image de l’Amérique et qu’il a attisé tous les feux qui menacent la paix mondiale, pas seulement en Amazonie. Le dernier rempart contre la barbarie est maintenant l’Europe unie, comme Obama l’avait pressenti.
1- Selon les derniers chiffres de l’Unesco, 14 % de la population mondiale était, en 2016, analphabète. Une proportion qui s’élevait à 30 % en 1980, 44 % en 1950 et 90 % en 1850 !
2- Les paroles initiales étaient jusqu’en 1945: « l’Allemagne par-dessus tout, au-dessus de tout au monde ». L’hymne national allemand actuel les a changées fort heureusement : « Unité, droit et liberté pour la patrie allemande. Cela, recherchons-le en frères, du cœur et de la main ».
L’hymne européen n’a pas de paroles officielles. Toutefois, Jacques Serres, fils de Michel Serres, a écrit sur cet hymne en 2011 un très beau texte qui évoque bien l’idéal européen