Pas de concessions sur l’état de droit dans l’Union

Lettres européennes 2020-11

Une fois de plus, le processus de décision européen est bloqué par trois pays qui font de la résistance : Pologne, Hongrie et Slovénie. Il faut noter en passant que ce sont justement les trois États qui n’ont pas félicité Biden de son succès… C’est lors de la conférence des ambassadeurs auprès de la Commission que la Pologne et la Hongrie ont annoncé leur refus de ratifier l’accord sur le plan de relance et le budget avalisés par le Conseil en juillet puis par le Parlement. On s’attendait à ce refus, car Orban et son homologue polonais Morawiecki en avaient brandi la menace si le Conseil persistait à vouloir lier le versement des fonds au respect de l’état de droit par les gouvernements de ces pays.

Quelle est la situation sur le plan juridique ? Dans ces deux Etats, soutenus par la Slovénie qui, elle, n’est pas visée, l’état de droit a subi ces derniers temps d’incontestables et graves atteintes :
En Pologne, c’est l’ensemble du système judiciaire – Tribunal constitutionnel, Cour suprême, juridictions de droit commun, Conseil national de la magistrature et ministère public – qui est mis sous la tutelle du pouvoir exécutif  et voit de ce fait son indépendance menacée. Les médias sont eux aussi strictement contrôlés, avec un nouvel article du code pénal qui criminalise l’outrage fait à un fonctionnaire. La réforme de 2016 a réduit le rôle du Conseil national de l’audiovisuel et attribué à un Conseil national des médias (RMN) sous le contrôle direct de l’exécutif les compétences relatives à la gestion des médias publics polonais. Selon le rapport de la Commission, des réformes ont été adoptées au moyen de procédures législatives accélérées, avec consultation limitée des intéressés ou avec peu de possibilités pour l’opposition de jouer son rôle dans le processus législatif. Des juges hostiles au gouvernement, comme Igor Tuleya, sont menacés de prison – son immunité pourrait être prochainement levée. Or, comme le rappelle François d’Alençon dans la Croix du 30 avril 2020, « Tout juge d’un État membre de l’UE est un juge européen, ses décisions étant applicables dans les autres pays de l’Union. Tout Européen pouvant être jugé dans un autre État que le sien, le procès doit être impartial partout en Europe et l’indépendance de la justice ne peut pas varier d’un État membre à un autre. »

Voir le rapport de la Commission sur l’état de droit en Pologne

Les mêmes griefs sont adressés à la Hongrie. Mais en plus, selon le rapport de la Commission, « l’insuffisance des mécanismes de contrôle indépendants et les interconnexions étroites entre la sphère politique et certaines entreprises nationales sont propices à la corruption. En cas d’allégations graves, aucune action résolue n’est jamais entreprise pour enquêter et engager des poursuites dans des affaires de corruption impliquant des fonctionnaires de haut niveau ou leur entourage immédiat« . C’est d’autant plus grave que la Hongrie, comme la Pologne, figurent aux premiers rangs des bénéficiaires des fonds structurels européens.

Voir le rapport de la commission sur l’état de droit en Hongrie

Sur ces questions, l’Union est parfaitement dans son rôle: tous ces manquements sont des atteintes sérieuses et caractérisées à la Charte de l’Union des Droits fondamentaux qui place le respect de la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la presse et la lutte contre la corruption au premier rang des principes que s’engagent à respecter les États membres lorsqu’ils adhèrent à l’Union. Mais il est un domaine dans lequel l’Union est moins solide dans sa position, c’est quand elle reproche à ces pays de ne pas reconnaître le droit à l’avortement, ou le droit à se marier entre personnes de même sexe, qui ne sont pas de sa compétence. Il faut noter d’ailleurs que ces reproches ne sont jamais directement le fait de la Commission ou du Conseil, qui sortiraient de leur rôle, mais essentiellement du Parlement européen. En tant que détenteurs de la légitimité démocratique, les eurodéputés s’estiment en droit d’accroître les domaines de compétence de l’Union, notamment dans le droit de l’environnement et les droits des minorités sexuelles en fondant leur démarche sur le principe de non-discrimination présent dans la Charte. Inversement, les pays de l’Est, auxquels il faut ajouter l’Irlande et Malte, ne supportent pas l’ingérence de l’Union dans des domaines qui ne sont pas directement de sa compétence. Il faut d’ailleurs noter que les mêmes divergences existent au sein des Etats-Unis, entre certains États très en pointe dans la liberté sexuelle, le mariage pour les gays, le droit à l’avortement, comme la Californie ou les États du nord-est, et d’autres beaucoup plus conservateurs comme le Texas ou l’Alabama. Ce sont d’ailleurs les mêmes États du sud qui continuent d’appliquer la peine de mort, ont voté Trump, défendent avec acharnement le port d’arme etc. Mais le droit fédéral, comme le droit de l’Union, réserve ces questions à chacun des États membres (le port d’arme est un droit fédéral mais que les États peuvent encadrer). Il n’est donc pas surprenant que les pays du groupe de Višegrad protestent contre ce qu’ils considèrent comme une ingérence. Ils ont d’ailleurs tout intérêt à mettre cette ingérence au premier plan, ce qui leur permet de rester plus discrets sur les atteintes aux droits fondamentaux et à la démocratie.

Voir le rapport de la Commission sur l’état de droit dans tous les pays de l’Union

Comment l’Union peut-elle sortir de ce blocage ? Car il faudra bien qu’elle en sorte : on ne peut pas imaginer que les 1800 Mrds du Budget et du Plan de soutien décidé en juillet restent dans les cartons alors que les économies de l’Union en ont le plus grand besoin. Les pays du Sud – France, Italie, Espagne, Grèce – qui ont un urgent besoin de ces fonds, seraient prêts à fermer les yeux sur un certain nombre de dérives autoritaires ou de la lutte contre la corruption, et ce d’autant plus qu’ils ne sont pas toujours exempts de reproches dans ces domaines. Mais les « incorruptibles » et les « radins », au premier rang desquels Mark Rutte, le premier ministre néerlandais qui s’était fait remarquer en juillet par son opposition au plan de relance, ne veulent pas en démordre : pas de subsides pour les pays qui foulent aux pieds les principes de la démocratie et ne font rien contre la corruption (la Roumanie et la Slovaquie sont également visée). Il va falloir toute l’habileté d’Angela Merkel – l’Allemagne préside actuellement le Conseil des Ministres – pour sortir de l’impasse. Mme Merkel ne peut pas laisser ces trois pays faire la loi dans l’Union alors qu’elle a eu tant de mal à persuader son propre pays d’accepter que l’Union emprunte pour financer le plan de relance et envisage de se doter de ressources propres – ce que d’ailleurs la Pologne et la Hongrie lui reprochent. Il est probable qu’il ne sera pas trop difficile de persuader la Pologne qui a un besoin vital de ces fonds en augmentant la part des subventions au détriment des prêts. C’est moins évident pour la Hongrie qui bénéficie de finances beaucoup plus saines et dispose d’une importante réserve de devises. Et Viktor Orban ne lâchera pas facilement son rôle de leader de l’opposition à « Bruxelles ».

L’Union peut-elle se passer de l’accord des dissidents ? Malheureusement non, car l’unanimité est requise pour que l’Union puisse emprunter sur les marchés financiers d’une part, et d’autre part puisse créer des ressources propres, deux compétences qui ne sont pas prévues par les traités. Il faudra bien l’accord des 27. Notons d’ailleurs que si le Royaume Uni faisait toujours partie de l’Union la question ne se poserait même pas, Londres ayant toujours refusé toute extension des compétences de l’Union.

Ce débat pose plus largement la question de la souveraineté des États membres. Les europhobes, reprenant en cela les arguments des Brexiteers, rabâchent sans cesse que « nous avons abandonné notre souveraineté à une groupe de technocrates irresponsables qui ne sont redevables de leurs décisions devant aucune instance démocratiquement élue ». Ce qui est d’ailleurs inexact puisque le Parlement a le droit de renvoyer la Commission, comme on l’a vu en 1999 avec la démission forcée de la Commission Santer. Mais les clichés ont la vie dure.

Ce blocage du plan de relance met en évidence que la souveraineté des États membres demeure considérable. En vertu du principe de subsidiarité, tout ce qui n’est pas expressément de la compétence de l’Union est de celle des États membres. Or l’Union a une compétence limitée aux domaines qui concernent le commerce, le marché intérieur, les accords commerciaux, les normes…:
– Voir la liste complète des compétences de l’Union sur le site Lex Europa.– Mais TOUS les autres domaines sont de la compétence exclusive des États membres, à condition qu’ils ne contreviennent pas aux principes de l’Union et en particulier à la Charte des droits fondamentaux. Et donc tout ce qui concerne le droit civil et le droit pénal, la filiation, le droit de la famille, les successions, la fiscalité, la santé, l’éducation, l’organisation des pouvoirs publics…reste de la compétence exclusive des États membres Ce qui ne veut pas dire que l’Union n’a rien à voir dans ces domaines : en effet, il faut une certaine harmonisation des législations et des procédures, comme par exemple pour régler les problèmes de filiation ou de divorce lorsqu’un enfant est né de parents de deux nationalités différentes. C’est la raison pour laquelle le droit européen est amené à prendre de plus en plus de place dans un ensemble supranational à mesure que les échanges et les unions transnationales se développent et se multiplient.

Notons également que la Cour européenne des Droits de l’Homme, régulièrement accusée de fouler aux pieds la souveraineté des États, n’est pas une institution de l’Union, mais du Conseil de l’Europe, dont font partie 47 Etats, dont… la Russie.

Pour ceux qui voudraient aller plus loin sur ce sujet, je recommande l’article de Gérard Vernier sur le site de Sauvons l’Europe, Souveraineté et Suzeraineté.

Je vous recommande également cette présentation des institutions européennes par Clive Hole, citoyen britannique et membre actif du Mouvement européen :