Pourquoi le Royaume-Uni ne retrouvera pas sa souveraineté avec le Brexit

La souveraineté effective de Londres, qui lui permettait de peser dans les affaires du monde, était soumise à une condition : qu’elle soit partagée avec celle des 27 autres Etats membres de l’UE, estime Schams El Ghoneimi, ex-conseiller de l’eurodéputé Alyn Smith.

Lorsque l’épais brouillard du Brexit se dissipera, car il finira bien par se dissiper un jour, le Royaume-Uni aura perdu une bataille plus importante encore que celle des négociations actuelles. Il aura perdu, paradoxalement, sa souveraineté nationale.

En travaillant depuis 2014 pour un eurodéputé écossais, j’ai vécu le référendum de 2016, puis l’effondrement de l’influence britannique depuis. En effet, sa souveraineté effective, qui lui permettait de peser dans les affaires du monde, était soumise à une condition : qu’elle soit partagée avec celle des 27 autres Etats membres de l’Union européenne.

« Nous sommes impatients de ré-adhérer à l’UE. L’Ecosse le fera peut-être en premier. » Ces mots sont ceux d’une diplomate britannique qui s’est confiée à moi récemment. Loin des caméras, ces fonctionnaires remarquent dès à présent la vertigineuse perte d’influence de leur Etat, auparavant écouté et influent.

En économie, 28 est un nombre supérieur à 1

Bien plus souvent qu’on ne le croit, les Britanniques s’accordaient avec les 27 autres Etats – non sans de longues discussions. L’UE le leur rendait bien. Lorsque Donald Trump annonça du jour au lendemain une taxe de 300 % contre un constructeur d’avions, menaçant 4 000 emplois en Irlande du Nord, l’UE les défendit bec et ongles. Les 28 sont une puissance commerciale huit fois plus importante que le Royaume-Uni. Leur union agit comme un multiplicateur de souveraineté, une protection complexe mais solide dans un monde instable et de plus en plus concurrentiel.

D’ici à 2030, cependant, ces emplois risquent bien de partir – raison pour laquelle les syndicats appellent à un second référendum. L’accord de sortie de l’UE reste une perte indiscutable dans les secteurs aéronautiques mais aussi automobiles, pharmaceutiques, chimiques et agroalimentaires. Ces entreprises n’ont aucune chance de négocier un partenariat aussi ambitieux avec l’UE d’ici à 2020, si ce n’est en en faisant partie. Les 27 Etats membres de l’UE, dont le couple franco-allemand, ont farouchement défendu l’intégrité de l’Union face au chantage de la City.

J’ai pu observer au Parlement européen l’implication directe des eurodéputés britanniques dans l’élaboration des lois européennes – ils prenaient d’ailleurs plus de rapports que leurs homologues français, jusqu’au référendum de 2016. La « Perfide Albion » était plus intégrée au système européen qu’on a tendance à le croire. Elle ne s’est par exemple opposée qu’à 2 % des votes au Conseil, depuis 1995 ! Les collectivités, les entreprises et la société civile, intégrées à la bulle européenne de Bruxelles, étaient autant de leviers pour la souveraineté britannique qui se confondait avec la souveraineté européenne.

En démocratie, les lois sont votées par les élus

Cependant, s’il y avait incontestablement un déficit démocratique avant le Brexit, celui-ci se creusera bien davantage à l’avenir. La mondialisation se régulera de moins en moins efficacement au niveau national, que l’on traite de l’environnement, de la finance ou du numérique. Ainsi, les Britanniques devront vraisemblablement appliquer la grande majorité des lois européennes sans pour autant participer à leur élaboration.

Ceci expliquant cela, on comprend pourquoi la Norvège avait chaleureusement conseillé à son voisin de rester dans l’UE : chaque mois, les Norvégiens appliquent la plupart des décisions européennes bien qu’ils ne les aient pas votées, dans leur intérêt national. Même si son pays s’est exprimé à 52,2 % pour rester en dehors de l’UE en 1994, son ministre des Affaires étrangères a eu quelques difficultés à cacher son envie d’élaborer les lois démocratiquement, avec les 28, plutôt que de les subir.

Il n’y aura pas que le code douanier européen qui s’appliquera en Irlande du Nord. L’ensemble du Royaume-Uni ne pourra se passer de la sécurité nucléaire, des satellites Galileo de géolocalisation, du mandat d’arrêt européen, de la RGPD encadrant les données personnelles en ligne, des normes bancaires ou comptables… Mais seul les 27 pourront les modifier.

De « rule-maker » (faiseur de règle) à « rule-taker » (preneur de règle)

Ces détails n’en sont pas pour la souveraineté britannique. Prenons l’exemple des éleveurs écossais de l’Angus Beef, que j’ai rencontrés avec la National Farmers Union avant d’aller en Saône-et-Loire écouter les éleveurs de la vache charolaise. Jusqu’à présent, les agriculteurs d’Ecosse étaient représentés par deux eurodéputés membres de la commission Agriculture du Parlement européen. Ils y élaboraient les règles de financement de la PAC, son verdissement ou la valorisation des terroirs. Demain, ils perdront les subventions, l’accès libre au marché européen mais aussi leur pouvoir démocratique.

Comme ils me l’ont dit, le bœuf aux hormones est interdit dans l’UE grâce à la mobilisation de l’agriculture européenne, qui s’est opposée à maintes reprises aux géants agroalimentaires américains. Sans leurs collègues de Saône-et-Loire et d’ailleurs, les Ecossais n’auront aucune chance de peser face à l’Oncle Sam. L’ancien ministre chargé du Brexit, David Davis, s’est d’ailleurs déjà rendu en Oklahoma, aux frais de l’agrobusiness américain, pour parler dérégulation – contre les protections phytosanitaires européennes.

Que dire, enfin, des citoyens qui perdront leur droit de vote aux élections locales et européennes dans toute l’UE, en même temps que le droit de pétition et de participation aux initiatives citoyennes, la liberté de voyager, de résider ou de travailler dans toute l’Union ? Alyn Smith, l’eurodéputé pour lequel j’ai travaillé, incarne ce paradoxe. Ayant fait Erasmus en Allemagne et appris le français à Orléans, il fut élu quatre fois au Parlement européen. Son horizon se limitera désormais au Parlement de Westminster à Londres, ou au Parlement de Holyrood à Edimbourg.

Sommes-nous à l’abri d’un aveuglement nationaliste ?

Tombeau de la Constitution européenne de 2005, la France ne soutiendrait qu’à 52 % l’adhésion à l’UE selon la dernière étude Kantar. Le Brexit nous le montrera : la tentation du repli est un piège pour notre souveraineté, qui sera européenne au XXIe siècle, ou ne sera pas. Encore faut-il en parler et convaincre nos citoyens, du boulanger dont les prix souffrent de la spéculation financière, aux internautes désabusés par les pratiques des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft…).

Si vous ne partagez pas mon inquiétude, les Ecossais vous rappelleront alors aux mots de leur poète favori, Robert Burns :

There is no such uncertainty as a sure thing.

« Rien n’est moins sûr qu’une certitude. »

Schams El Ghoneimi est l’ancien conseiller de l’eurodéputé écossais Alyn Smith au Parlement européen. Il a démissionné de ses fonctions pour effectuer 100 débats publics sur l’Europe, dans 40 départements français depuis 2018.